11/11/2020

Situation initiale - Thembi L'Audacieuse

Beauté et Sagesse - Michael Aboya

Credits Photo: Michael Aboya


"Ola ! Hum Ola oh ! Tu vas où encore ? Tes petits pieds te démangent quand tu restes plus de 2 heures à la maison avec ta Mamie ?"

"Oh Mamie! Je vais prendre une glace avec mes copines. Je reviens." lança la jeune fille de 17 ans aux yeux espiègles, vêtue d'une mini robe fluide bleue électrique qui mettait en valeur sa belle peau noire lustrée au beurre de Moabi. 

"Hum ! OK La Demoiselle, rapporte-moi juste du poisson braisé en passant par chez Ma'a Brigitte quand tu rentres stp."

"Ok Mamie ! Avec du piment et du riz sauté aux oignons comme tu aimes" dit Ola en collant une bise sonore à la vieille dame qui était en train de se faire tresser à l'ombre du manguier en fleurs avant de courir vers le portail.

En regardant sa petite fille Ola fermer le portail, Thembi se souvint de l'époque où elle-même plus jeune apprivoisait son pouvoir de séduction. Elle souri en tendant un fil à Solange, la jeune dame qu'elle payait pour venir la coiffer à domicile. 

Solange vivait dans le quartier et portait sa famille à bout de bras pendant que son mari buvait l'intégralité de son salaire dans tous les bars des environs, sans se soucier des trésors d'ingénuosité que Solange déployait pour vêtir, nourrir et scolariser ses enfants. Thembi essaiyait comme elle pouvait de l'encourager, consciente que la décision finale de partir ne reviendrait qu'à Solange seule. 

Thembi savait et pouvait encore se tresser toute seule mais elle tenait à payer Solange 2 fois par mois plus que le prix du marché pour le faire.
Parce qu'elle l'affectionnait particulièrement.
Parce qu'elle voulait lui permettre de se constituer une petite épargne personnelle.
Parce qu'elle voyait en elle l'étincelle de combativité qui s'allume et grandit quand la vie n'est que combat et lutte. Oui, elle connaissait bien cette étincelle qui l'avait guidée toute sa vie. 

Thembi avait des cheveux fins blanchis par le temps et, bien qu'âgée de 87 ans, elle s'efforçait de rester coquette et bien mise dans ses tenues en lin et coton. C'était sa façon de s'honorer, de se respecter "jusqu'à la fermeture du rideau" comme elle aimait à le dire en rigolant.

Elle était rassasiée d'une vie pleine. Elle était revenue au Gabon pour profiter de ses derniers jours dans la maison qu'elle avait construite, fruit de son dur labeur et de son audace. Mais ce n'était pas la maison le plus important. Elle prenait plaisir à être entourée de ses enfants et de ses petits-enfants aimants et bienveillants les uns envers les autres et c'était là sa plus grande fierté: elle avait réussi à casser la malédiction prononcée sur elle bien avant sa naissance.

Pendant que Solange enroulait avec dextérité le fil sur la portion de cheveux qu'elle tenait d'une main ferme, Thembi repassa en revue sa vie qui avait commencée comme un mauvais film et s'était poursuivie en une suite de rebondissements plus invraisemblables les uns que les autres. 

Thembi est née d'un viol.

Thembi est née du viol d'une jeune fille par son oncle paternel. Comme souvent, la victime est devenue l'accusée et le prédateur a été couvert et protégé par l'omerta pestilentiel qui gangrène les familles. 

Thembi est née d'un viol et d'une mère morte en couches. Thembi a senti toute sa vie qu'elle était l'indésirable. Personne ne prononçait son nom. Personne ne se souciait d'elle. Elle dormait au coin du feu le plus retiré de la cuisine commune du village et s'empressait de sortir le matin avant que les gens ne viennent la chasser. Enfant, elle lisait le dégoût dans les yeux de tous mais ne se morfondait pas pour autant parce qu'elle n'avait pas demandé à naître et préfèrait vivre en toute insouciance. 

Pendant les vacances scolaires, elle passait sa journée au bord d'un bras de rivière, non loin du village: c'était son coin de forêt favori.
Là, elle se laissait remplir de la mélodie des feuilles qui ondulaient doucement, de la brise qui apportait les odeurs d'humus et d'essences de bois, des cris des oiseaux et des petits animaux qui batifolaient sur les branches et entre les broussailles du sous bois.
Là, elle mangeait, des petits fruits et des baies qu'elle cueillait ou des "cassadents", des tubercules de manioc qu'elle laissait fermenter quelques jours dans l'eau de la rivière.
Là elle rencontrait sa maman Ada. Ce n'était pas un spectre enfumé qui l'appelait de l'Au-delà. Non.
C'était juste une présence invisible qui la calmait, la réconfortait et lui disait qu'elle devait vivre avec les moyens que la vie lui donnait, aussi maigres soient-ils.
Au crépuscule, Thembi prenait le chemin du retour et allait se poser dans son coin, en attendant que le sommeil l'emporte dans le pays des rêves qu'elle avait hâte de voir se réaliser.

Personne n'avait pris la peine de l'inscrire à l'école mais elle y allait quand même. "Pourquoi pas moi ?" se disait-elle en voyant les petits écoliers marcher avec leurs cartables pleins de cahiers.

Elle avait donc pris l'habitude de se cacher dans les herbes, juste derrière les salles de classe, pour écouter les cours. De l'extérieur, elle regardait ce que les instituteurs écrivaient sur le tableau et elle chuchotait les mots que les élèves répétaient à la demande.
Elle aimait apprendre des choses nouvelles tous les jours et elle s'empressait de raconter toutes ces découvertes à sa maman au bord de l'eau. 

Elle mit tant d'ardeur à la tâche, s'exerçant avec des bouts de charbon de bois sur les murs de l'école qu'au bout de 2 ans, elle su lire, écrire et compter. Le savoir le plus basique dirait-on, mais elle était folle de joie ignorant que la vie ne lui avait pas encore révélé tous ses mystères. 

Une des soeurs de sa mère, qui était allée à la capitale pour "se chercher" comme on dit et avait pu lancer un petit commerce de bouche, vint un jour au village et lui dit "Thembi prends tes affaires, on part en ville".

Elle la recueillie chez elle et l'inscrivit à l'école primaire du quartier. Thembi s'acharna tant et si bien qu'elle combla ses lacunes et continua sa scolarité sans embages jusqu'au lycée public, comme une fille normale. 

Mais il faut dire qu'avec le temps, Thembi ne laissait pas les gens indifférents à son passage. Elle grandissait et s'embellissait de jour en jour. Ses yeux en amande et ses fossettes noyaient d'envie les jeunes filles qui détournaient le regard à son passage, et de désir les hommes qui feignaient de l'ignorer quand ils étaient aux côtés de leurs épouses. Elle se plaisait encore aujourd'hui à sortir ses vieux albums photos "Les succès du temps passé" comme les appelait Ola, pour montrer à ses petites-filles à quel point elle était belle. 

Peut-être par peur que la jeune fille ne se laisse griser par le feu d'artifice qui enflamme les adolescents, sa tante lui répétait tous les matins "L'école est ton premier mari; Fais tout pour réussir". 

C'est ce qu'elle fit, elle réussit à tous les examens et, son bac en poche, elle pu, grâce à son audace, obtenir un entretien d'embauche pour un poste de stagiaire assistante comptable pour un restaurant coté de la place. Son objectif initial était de pouvoir financer ses études supérieures et alléger les charges de sa tante. 

En repensant au jour de cet entretien d'embauche, Thembi éclata de rire. Ah vraiment la vie !
Si on lui avait dit que cette rencontre allait la conduire des années plus tard jusqu'au conseil d'administration d'une grande entreprise au Sénégal, elle ne l'aurait pas cru une seconde !


Je vous laisse imaginer la suite !

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L.


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